J’avais cessé d’exister. Tout le monde a connu cela, a vu une plage vide alors qu’il s’attendait à y trouver quelqu’un. Chacun a vu cela, la plage vide et la mer vide et c’est tout, le soleil par là-dessus, et, au loin, des montagnes, des villages grouillants et clairs sous le soleil, des vergers à perte de vue, croulant de fruits. Qui n’a pas connu cela ? La mer vide, la plage vide, le soleil et tout le reste. Vidé. Là où on s’attendait à trouver quelqu’un, rien, seule la trace du corps sur le sable, et la mer à côté. La mer à côté. Insondable. À perte de vue, la mer. On fait la relation entre la mer et la trace du corps sur le sable, et c’est l’horreur. La chose insurmontable. Continuer à vivre avec l’idée de ce corps précieux perdu dans la mer aux mesures inhumaines, mathématiques, diaboliques, ballotté dans le hasard de l’eau, dans les fonds de la nuit. Le corps que vous avez touché, aimé, que vous avez senti sous vos doigts. Deuxième mort que celle-là.
[Marguerite Duras, Cahiers de la guerre]